Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le monstre du Dr Frankenstein, à qui il a donné la vie, finit par se soustraire à son maître. Dans cette tragédie, les héros voulant faire le bonheur de ceux qu'ils aiment et admirent provoquent inéluctablement le malheur. Le monstre est donc une créature qui échappe a ses maîtres. C'est évidemment une vision pessimiste de la création. Mais pour certains, Internet participerait aussi de cela.

La déjà longue histoire se déroule depuis moins de 40 ans ; et seulement une 15aine d'années sous la forme qu'on lui connaît maintenant. Au début des années 90, une branche de l'administration américaine décide d'ouvrir Arpanet (un réseau privé reliant quelques universités et centres de recherches) au trafic grand public. Internet est réellement né à cette date. De cette histoire on retiendra que les nombreux contributeurs au démarrage d'Internet ont élargi leur réseau dans une réelle volonté d'ouverture, sans arrière-pensée. A la fin des années 80, début 90, j'utilisais à titre expérimental des messageries rudimentaires pour communiquer entre écoles et universités sans forcément connaître mes interlocuteurs, du moins au sens où on l'entendait encore il y a peu de temps. Le web, avec son navigateur pour surfer, n'existait pas encore ; les réseaux sociaux encore moins. Avec mes camarades nous n'avions pas la moindre idée de quelconques précurseur en quoi que ce soit.

Il y a 10 ans, le réseau des réseaux comptait environ 50 millions d'utilisateurs dont très peu en France. En août 2007, ils étaient 34 millions et 1,25 milliard dans le monde le 18 décembre 2007.

Dans les années 90, Bill Gates annonçait qu'Internet ne marcherait pas. Et les CDs se vendaient. Puis les gens du marketing, de ceux qui se arpentent les plateaux de télévision avec des blousons en cuir et tutoient le jeune, se sont dits qu'il y avait là un nouveau canal de distribution. Un beau canal en fait, avec une capillarité de diffusion la plus fine qui soit. Alors que toute entreprise est amenée à dépenser pour entretenir sa promotion et sa diffusion, créant aussi de l'emploi, ce beau canal était complémentaire et gratuit. Vous remarquerez que le terme complémentaire, ne parle pas au jeune mais c'est celui qu'on emploi lorsque le blouson de cuir n'est plus de mise, c'est-à-dire au bureau. La belle affaire que devenait cet Internet-là.

informatique_bugs_01.gif Et pourtant, par simple observation du passé, l'homme de marketing aurait dû s'apercevoir que toute science ou technique peut être dangereuse pour lui lorsqu'elle bascule dans la technologie. Les phénomènes de masse se contrôlent mal et le boomerang n'est jamais très loin. Entre temps, donc, le consommateur a aussi développé sa propre logique de consommation. La distribution de l'opulence, conduisant à la chute des coûts et des prix, a porté sans le savoir un modèle proche des envies du consommateur : Le modèle économique du gratuit, celui du piratage. Et l'homme de marketing ne l'avait pas prévu comme cela.

Quittons l'anecdote révélatrice des premiers changements. Après tout, Groucho Marx ou Woody Allen (je ne sais plus et je ne l'ai pas retrouvé sur le web !) sont des prophètes : « J'ai toujours vu des producteurs ruinés, mais je n'en ai jamais vu de pauvres ».

Les exemples sont en effet nombreux vantant les mérites d'Internet, participant du fantasme au sens de la croyance irraisonnée, ou le pointant au pilori. Dans les faits, on discerne seulement les premiers impacts d'Internet. A peine né il connaît déjà une première mutation. Avant, le Web (la principale application d'Internet) était avant tout constitué de pages de contenus rédigés par des institutionnels ayant les moyens appropriés de rédaction. Dorénavant, avec le Web 2.0, les échanges sont multiples et n'importe qui peut être un contributeur s'adressant à n'importe quel autre. Avec l'arrivée de la vidéo, Andy Warhol avait dit que chacun pourrait connaître son quart d'heure de célébrité. Il a senti le vent venir, tout en étant loin du compte.

Selon les politologues (j’adore ce mot) Ségolène a été battue lors de la présidentielle par Nicolas sur toutes les facettes de la communication. Sauf sur internet. En substance, pour les non-initiés de la politologie, la télé pour Nicolas, Internet pour Ségolène. Mais comme pour le monstre de Frankenstein, le monstre Internet est en danger. Les chefs du village veulent sa peau. Lire le chap. précédent : Où l'on parle de Frankenstein.

Donc Ségolène aurait gagné la bataille d’Internet. Pas si sûr. En y regardant bien, les militants des deux camps ont trollé les blogs et les journaux en ligne de la même manière, en utilisant les mêmes techniques : La propagande ou la virulence. Derrière des pseudos choisis comme « Nadia93 », une malignité de cours d’écoles : « j’ai toujours voté à gauche, mais là, je vais voter Sarko parce que … ».

Je pencherai plutôt pour un avantage tiré d'un slogan « Désir d’avenir » et d’une forme subtile de communication passant par exemple la mise en avant de ses enfants comme avatar de sa modernité affichée. Qui n’a pas vu un de ses fils, à la télé, derrière un ordinateur, conduire la campagne de la « Ségosphère ». Finalement, sa vraie victoire sur internet ne se résumerait-elle pas à un slogan et des passages à la télé associant dans les esprits l’outillage de notre temps à son nom ? Somme toute du classique, via le medium TV encore roi. Au moins encore pour un temps. Maintenant prenons la peine de regarder www.sarkozy.fr, le site de campagne toujours actif de Nicolas Sarkozy et www.elysee.fr l’officiel de la fonction. Ce sont les mêmes, dans la forme et le fond, toujours des vidéos essentiellement en provenance du télévisuel maîtrisé. Nicolas Sarkozy ne croit donc pas en Internet pour sa communication. Il recycle. Et pourtant, c’est ce médium qui porte la plus grande part de responsabilité de sa chute de popularité. Qui peut imaginer que notre Président, hilare après une rencontre avec Poutine, aurait pu être vu de tous bafouillant et submergé de borborygmes ? Qui peut imaginer, il y a quelques années, le « Euh, hein, euh… vas-y descends » entendu au 20h00 ? Qui peut encore penser que le « Pov’ con » d’un Président shooté de fatigue (au moins) aurait pu être décortiqué par la plupart des français via le poste de télévision ?

Avant la déferlante Internet, ce qui ne passait pas à la télé n’existait pas. Ce qui apparaissait dans la lucarne avait une réalité. Maintenant, le quotidien « Le Monde » n’est plus la seule trame de préparation du contenu rédactionnel des journaux télévisés. DailyMotion ou YouTube en sont aussi des acteurs. La télé est maintenant une victime contrainte d’avouer sa faute, d’un relais tardif, toujours d’environ trois ou quatre jours, du comportement de notre chef d’état.

Sarkozy, moins maître des média institutionnels, est devenu une victime du monstre incontrôlable. Pour le moment personne ne peut arrêter sa déferlante de nuisances. En effet, il suffit d’un témoin et des relais pour déclencher l’apocalypse ; tout un chacun peut être maintenant être un contributeur de l’information sur Internet.

On pourrait craindre dans un avenir à la Orwell ou à la Huxley, ou encore comme cela se passe déjà en chine, qu’il y ait la volonté du pouvoir en place de contrôler les moteurs de recherches ou les plateformes de blogs. Quand il s’agit de sociétés commerciales, offrant des services à l’internaute,  les moyens de pression sont toujours possibles. Sous une forme ou sous une autre ils commencent à émerger (par exemple TF1 contre DailyMotion ou YouTube ). Mais pour quelques 100aines d’euros, et un peu de savoir-faire, on peut aussi se construire son propre serveur internet et être un propulseur de contenus. Contrôler chaque émetteur devient alors difficile, voire impossible.

 Pour le moment, seul l’asservissement des fournisseurs d'accès (Wanadoo, Free, etc.) par le pouvoir pourrait contraindre la diffusion et la réception d’une information alternative. Une main mise sur les tuyaux serait immanquablement la marque d’une démarche dictatoriale. Et de vouloir tuer le monstre.

C'est pourquoi le projet de loi sur la lutte anti piratage initiée par les "accords Olivennes ", validés début avril par Sarkozy,  Albanel et Lagarde, est dangereux. Il doit être présenté aux parlementaires en juin. Le texte entend notamment créer la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi). Elle aura notamment pour mission d'imposer le filtrage des flux de données aux fournisseurs d'accès. La démarche, prévoyant une méthode d'avertissement, irait jusqu'à la fermeture de l’abonnement et/ou des poursuites judiciaires. Demander à M. Olivenne, patron de la Fnac, de conduire une réflexion sur le piratage et la protection des droits d'auteur est déjà une provocation.

Imaginer que Sarkozy est conduit uniquement par la volonté de porter la peur et d’accentuer le sentiment de culpabilité auprès des internautes, et ainsi protéger les intérêts des majors et autres distributeurs de loisirs, est un pari risqué pour l’avenir. Ailleurs, l’enjeu du contrôle et de l'écoute des tuyaux, lui, est fondamentalement à surveiller.

Heureusement, le "filtrage" demandé aux fournisseurs d'accès pour être efficace leur serait financièrement exorbitant et finalement contournable par les internautes avertis. Et sur Internet on est rapidement un internaute averti. Et encore heureusement, Sarkozy, grand dirigeant sachant s’entourer, ne doit pas faire ses emplettes à la Fnac ; sinon il en connaîtrait la qualité des conseils.