Cette semaine avait été rude : Après Grenoble en voiture, Mulhouse en avion, la fin de semaine lui réservait le TGV près de chez Mickey. Et une nouvelle fois il était en retard. Engoncé dans son costume, enveloppe appropriée à sa mission du jour, il suait, dégorgeait même. Ouf ! Comme toujours, et une fois encore, il venait in extremis d'attraper son train pour rentrer dans sa région.
Il avait l'habitude de le prendre en fin d'après-midi, dans le cadre d'une mission bien particulière dans le nord de la France, à cette gare impersonnelle, sur ce quai en hivers glacé, en été fournaise.
Le train roulait maintenant. Bien installé, il se persuada pour la prochaine fois de prendre congés plus tôt de ses interlocuteurs et commença à laisser son esprit s'échapper, bercé par ses voisins de voyage à l'accent belge. Il se retourna par curiosité. Avec amusement, il remarqua que l'un d'entre eux ressemblait à Ronie Couteur, un acteur ch'timi, éternel représentant du gentil débonnaire. Le train s'arrêta une première fois. Des mauvais haut-parleurs de la voiture sortaient les grésillements d'un steewart : « frontière... Belgique...changements ». Ses paupières s'ouvrirent, le paysage ne lui disait rien. « brzzz... Bruxelles... Amsterdam ...». Pas encore endormi, le réveil fut brutal : Il s'était trompé de train.
Le premier arrêt en gare qui suivit fut le sien : Une ville inconnue belge, au lieu de Paris comme correspondance. Dans un premier temps il sortit de la gare. Devant lui une place, adossée au bâtiment, comme dans toutes les villes du monde. Plutôt sombre et triste, de la brique surmontée de ci de là de toits pointus noirs. Il voulut prendre alors une boisson dans un des distributeurs mais sans avoir évidement le moindre argent local. L'unique guichet ouvert ne le renseigna guère sur les possibilités pour rentrer immédiatement à Lyon. Même en évoquant Paris, Lille, et même les aéroports les plus proches, la représentante des chemins de fer belge ne pouvait rien pour son salut. Elle lui conseilla tout de même de voir le chef de gare devant se trouver actuellement dans une des guérites au bout du quai. Il s'empressa alors.
Sur le quai l'emmenant à la petite maison au milieu du ballast une certaine angoisse l'englua peu à peu.
L'entrée dans la bicoque provoqua un vent de panique. Ils étaient plusieurs là, les cols de chemises bien ouverts, pour certains la cigarette au bec, mais tous avec un verre à la main. Dans un mauvais réflexe, l'un d'eux, maître "es dissimulation", crut bon de cacher une bouteille de bière à portée de main mais au centre des débats colorés. Ça devait brailler depuis longtemps là-dedans. Les regards se croisèrent longtemps. Puis il expliqua sa mésaventure. Celui qui devait être le chef répondit tout d'abord par des questions. L'angoisse du contrôleur des contrôleurs, envoyé de Bruxelles, contrôlant le bon rendement des employés de la prestigieuse maison des chemins de fer belges devait planer au-dessus des étoiles de sa casquette. Et elles étaient nombreuses les étoiles, au-dessus du front, même de travers, à témoigner. La palabre s'engagea. Rassurés, tous y participèrent. Une seule solution s'en dégagea : Prendre l'Amsterdam - Vintimille !
- C'est un train de nuit, il passe par Lyon et s'y arrête au petit matin.
- Sûr?
- Sûr et certain, répondit l'étoilé. Je vais même vous faire un mot sur vos billets actuels, vous ne payerez rien.
Des coups de tampon scellèrent le pacte de tranquillité.
En attendant le fabuleux Amsterdam - Vintimille, il chercha comment, en arrivant à 5h00 du matin à Lyon, un samedi matin, il pourrait bien regagner son domicile à 10 kilomètres de là.
Le train attendu, tout vert, au parfum d'un Orient Express, arriva à l'heure. C'est à dire avec une demi-heure de retard. Avec ces trains-là, on accepte.
Bondé à exploser, l'animal avait peu de places assises à proposer, que des couchettes réservées. Il trouva en lui un refuge, debout, au bout d'un wagon, près des toilettes. Là commença la véritable histoire rare... De temps à autre les gens passaient, surpris avant d'ouvrir la porte des WC. Leurs sorties montraient aussi leur étonnement. Ils avaient eu le temps de se demander ce qu'ils allaient pourvoir mater en quittant les lieux. Non ce n'était pas lui.
Une robe de bure, avec une jeune femme dedans, le cheveu presque ras, était assise, accroupie, plaquée contre une paroi de la voiture, en face des toilettes. Elle tenait ce qui devait être une bible dans sa main droite et lisait. La robe était grise, raide de nature. Les autres vêtements ? Une corde autour de la taille et des sandales de cuir. Il continua son observation. Elle devait avoir peut-être dans les 25 ans. Les traits étaient fins, quoiqu'un peu secs. Était-elle jolie ? Il ne savait pas le dire. Il pensa alors aux femmes qu'il côtoyait quotidiennement, des femmes d'affaires ou femmes de cadres parisiens, apprêtées de la coiffure au bout des escarpins pour mettre en valeur la réussite de leur mari ou la combler. Il distingua alors nettement les poils raides au bout des jambes de la jeune femme ; peut-être pour mettre en valeurs les sandales de cuir ?
Cette pensée amusante le poussa à engager la conversation. Ce ne fut pas facile. Elle répondait poliment mais brièvement. Il se devait d'être plus malin, en montrant de la curiosité sur un sujet qu'elle ne pouvait balayer. Il choisit la bible. Elle ferma alors son missel et la conversation pu s'engager. Il en profita pour s'accroupir aussi.
Elle venait de Bruxelles, où ses parents habitaient, pour un passage annuel d'environ un mois avant de repartir en France. Elle y était ermite depuis plusieurs années. Vivant dans une veille maison au fin fond des Cévennes, ses seuls contacts tout au long de l'année consistaient à son ravitaillement une fois par semaine normalement. Elle avait connu l'appel de Dieu vers ses quinze ans. Ce fut alors facile pour lui de se faire l'avocat du diable, gentiment. Elle n'en prit pas ombrage et s'en expliqua à son interlocuteur. Il ne comprenait pas tout ; tout au moins avait-il du mal à faire sien de phrases empreintes de mysticisme et de ferveur. Ils plaisantèrent même à certains moments.
L'assemblage qu'ils formaient détonnait aux yeux des voyageurs. Elle, type moinillon féminin, lui en costume cravate type jeune cadre dynamique. Tous les deux accroupis, gardes dépareillés, condamnant maintenant la porte des lieux de soulagement.
Voilà bien deux heures qu'ils discutaient. C'est alors que le contrôleur leur indiqua une possibilité pour bénéficier de places en couchettes finalement non occupées. L'ermite accepta de suite. Lui s'assura d'abord qu'il serait bien réveillé à l'arrêt de Lyon.
Le partage du compartiment se fit avec deux autres bonnes femmes, pures hollandaises : deux têtes de plus que lui. Une d'elles choisit la couchette au-dessus de la sienne, l'autre par mimétisme fit de même au-dessus de l’ermite Le compas dans l'œil, il se prit d'inquiétude sur la résistance probable des lanières retenant les couchettes. Les colosses bataves, hilares de se retrouver ensemble maintenant en un si petit lieu, pourraient bien lui tomber dessus et l'écraser.
Ils se couchèrent toutes et tous. La mise au lit de sa curieuse voisine fut brève et précise. Ils pouvaient se regarder dans la pénombre. L'insolite de la situation provoqua des sourires de connivences.
Il avait du mal à s'endormir. Le bruit et le tangage du train y étaient bien sûr pour quelque chose, mais cela n'était la seule raison. Avait-il bien fait d'échanger avec elle ? Pouvait-il s'accorder ce droit de la perturber ? Sa nuit fut agitée, des bruits continuels de conversations, de roulements et de chocs de wagons l'anima.
Au petit matin, il fut réveillé par des cognements à la porte. Tous furent réveillés d'ailleurs. « Avignon », gueula une voix. Un « Putain » de dépit lui échappa ; on ne l'avait pas réveillé au passage de Lyon. Puis il s'en voulu. Durant la nuit, il avait bien entendu des bruits d'un arrêt en gare. L'ermite s'en amusa. Elle, bien à sa destination prévue, devait maintenant attendre une heure environ pour sa prochaine correspondance.
En sortant du train, il entendit l'annonce du départ d'un TGV pour Paris, passant par Lyon. Le rocambolesque voyage allait continuer, sa fin restait encore improbable. Il chercha rapidement dans sa poche les horaires possibles. 10h00. Sur le quai, il lui proposa de l'inviter à prendre un café en attendant. Fatigué, c'est sans réfléchir qu'il l'avait fait. Les angoisses accumulées, le manque de lucidité se mêlaient à la fatigue. Elle accepta en se chargeant d'un sac à dos ; bête de somme.
La prise d'un café, accompagnée d'un croissant, se fit quasiment sans parole. Il la regardait manger. C'était du rapide, sans manière aucune, comme aurait pu le faire une adolescente en pleine croissance. Elle le remercia de sa bonté et lui sourit simplement. Il savait maintenant qu'elle était belle ; la grâce de Dieu.
Il ne l'accompagna pas jusqu'au bout du quai où attendait le train qui l'emmènerait in fine dans les Cévennes. Le premier et le dernier contact seraient une poignée de mains. Le plus discrètement qu'il put, il se mit en position pour continuer à l'observer. Une fois installée, elle reprit sa bible. Le train allait démarrer, il cria sans que les mots sortent : « S'il te le plait, regardes-moi !».
Les voitures s'ébranlèrent, elle leva alors les yeux, cherchant quelque chose par la fenêtre, balayant. Les regards se rencontrèrent. Il distingua chez elle un sourire rapide, et presque étrange, gênée d'avoir été surprise. Puis elle se replongea dans ses lectures.
Il arriva chez lui à 15h00 et s'endormit, épuisé.
La volée bleue
II marcha rapidement dans la chaleur. Ses pensées s'entremêlaient : les rendez-vous, les soucis professionnels à régler...
Et puis décidément il n'arrivait pas à s'enlever de la tête qu'il avait été mauvais. Un sentiment que quelque chose lui avait échappé. Il était contrarié de se dire qu'il devrait être lassé de ces journées professionnelles où les interventions musclées envers un « cas social » se succédaient.
La bouche du métro se présentait maintenant : Vite, s'engouffrer dans la chaleur. Une fois le "tube" passé, dans quelques minutes il prendrait son train, de retour à Lyon, peut-être à dormir avec la satisfaction d'oublier ce dernier conflit.
Déjà deux ou trois stations défilaient au rythme des sonneries annonçant la fermeture des portes du métro. A l'Etoile, au bruit sec d'une nouvelle ouverture, une volée de nones entra. Les gens, habitués aux mendiants haranguant les voyageurs, avaient là une curiosité. Elles étaient sept en fait.
La volée bleue pris ses marques par groupe de deux suivis des regards. L'une d'elles osa s'échapper. Emportée dans son élan et le ralentissement brusque de la rame, elle se retrouva presque assise sur un voyageur. Prise par les lois peu divines de la physique, elle lâcha un gloussement qui alerta la compagnie. Soulagée par le sourire commun qu'elle avait provoqué, elle se redressa dans un long rire d'adolescente contente d'avoir fait une farce. Deux de ses soeurs, serrée l'une contre l'autre, replongèrent leur regard dans une revue catholique à la composition austère, en échangeant des commentaires à voix basses, pointés de sourires. L'incident était clos.
Deux autres étaient debout près des portes. Elles avaient dû être prises à partie dans une conversation par une femme mi-cloche, mi-foldingue comme on en trouve dans les grandes villes. Dans le bruit du déplacement des wagons, il ne percevait pas bien les paroles, seulement quelques mots ou bribes de phrases : "secte ... malheur ... elle est en danger".
Les deux dernières, sages, étaient assises les mains bien à plat sur les genoux. Elles portaient le même sourire, léger, de ces femmes d'églises qui avaient trouvé le bonheur avec dieu. Pour lui bien sûr ces deux dernières figures étaient une énigme, ce sourire d'icônes ne pouvait être qu'un placebo ; comment le bonheur pouvait-il tomber du ciel ?
Il s'en persuada en continuant à suivre le reste de la compagnie du regard, dans leur uniforme d'une toile délavée bleue, avec leur bas d'une couleur chair triste, baillant. Leurs chaussures, toutes noires, étaient différentes mais sans la moindre coquetterie. Même leur âge avancé semblait commun.
Puis il se rappela cette rencontre pénible, faite de non-dits, de reproches à peine voilés ; et puis la constante de ce qui allait se passer, probablement avec violence. Ce n'était pas la première fois. Il lui faudrait trier, comprendre et accepter l’empreinte d’un quotidien bien souvent sur le fil du rasoir.
Entre temps, dans un autre claquement de porte, la volée bleue avait disparu.